Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

jeudi, 15 octobre 2009

Faut-il être intelligent pour être sauvé ? (II)

 

 

par Bruno Bérard

 

1613300764.jpg
Tête de Christ en terre cuite de Rolande Hérault

 

 

 

Première Partie

Section I.      L'intelligence
Section II.     Intelligence et réalité
Section III.    La pneumatisation de l'intellect

 

Seconde Partie

Section IV.    La gnose, ignorance infinie
Section V.     Gnose ou théologie mystique
Section VI.    Faut-il donc être intelligent pour être sauvé ?

 

 

 

 

 

SECONDE PARTIE

 

Section IV. La gnose, ignorance infinie [33]

 

« Vous connaîtrez l'Amour du Christ qui surpasse toute connaissance », dit S. Paul. Une telle connaissance, qui dépasse toute connaissance, s'appellera gnose (ou théologie mystique - voir section V). La gnose est donc une connaissance sacrée, selon son objet qui est la divine Essence, et selon son mode qui est participation à la connaissance que Dieu a de Lui-même. Une telle participation, qui ressortit à l'être davantage qu'au connaître, est une actualisation qui est nécessairement l'œuvre du Saint-Esprit.

Cette actualisation est le fondement interne de la sainte théologie comme la Révélation en est le fondement externe. Sur cette double fondation, la théologie spéculative est l'objectivation mentale de la théologie mystique, l'expression imparfaite de la contemplation parfaite.

Et c'est cette imperfection de la théologie spéculative qui appellera son propre dépassement, qui invitera la raison à se soumettre à l'intelligence spirituelle et qui permettra d'accéder, par la grâce, à la gnose. Et cette gnose est le Royaume de Dieu, selon la correspondance entre « la clef de la gnose » (Lc XI, 52) et « la clef du Royaume de Dieu » (Mt XXIII, 13) qui fonde dans les Écritures cette identité de la gnose et du Royaume de Dieu.

À ce titre, la gnose véritable n'est pas une science mais une nescience, car dans cette gnose suprême, c'est Dieu qui se connaît Lui-même, dès que l'intelligence est parfaitement dépouillée d'elle-même. Seule l'inconnaissance peut conduire à une sur-connaissance : « Si quelqu'un estime connaître quelque chose, il ne connaît pas encore de la façon qu'il faut connaître » (1 Co VIII, 1-2). Et la puissance qui seule peut réaliser ce renoncement nécessaire, c'est la puissance caritative qui fait que « la Charité est la porte de la gnose » [34].

Selon le vœu du Christ, il s'agit de devenir un comme le Père et le Fils sont Un et l'Amour est l'unification qui précède l'Unité ; parce que l'amour est la substance de la gnose, et la gnose l'essence de l'amour. La dimension gnostique de la Charité permet le désintéressement radical du pur amour et la gnose est centrée sur la Vérité, la seule qui délivre. « La gnose est l'axe vertical, immuable et invisible que la danse de l'amour enveloppe comme une flamme. »

Aussi l'oraison est-elle la seule activité qui convienne à la dignité de l'intelligence, et qui est l'acte par lequel l'intellect réalise sa nature déiforme. La prière est donc la gnose ; « c'est l'intellect qui prie dans la connaissance et qui connaît dans la prière » [35] ; la connaissance est la prière de l'intellect. Prière et gnose sont ainsi les deux montants de l'échelle de Jacob qui se rejoignent dans l'infini de Dieu.

S'il est des étapes sur cette échelle spirituelle, elles sont celles des dépouillements : désirs du corps, passions de l'âme, pensées de l'esprit. Ainsi, les vertus du corps (somatiques) peuvent conduire par la grâce aux vertus de l'âme (psychiques), les vertus de l'âme aux vertus spirituelles (pneumatiques) et les vertus spirituelles à la gnose essentielle.

Amour et Gnose sont l'origine et le terme du voyage. Parvenu au Christ, Gnose éternelle du Père, par la charité, on participe à Son Effusion d'Amour, qui est le Saint-Esprit. L'intellect, unifié par la charité, « est élevé à une dignité infinie, dignité qu'il possède en vertu même de sa nature intellectuelle ». Et « l'intellect nu, c'est celui qui est consommé dans la vision de lui-même et qui a mérité de communier à la contemplation de la Sainte-Trinité » [36].

Seule « la nudité de l'intellect, ou l'ignorance infinie (saint Évagre), ou la nuée d'inconnaissance (Denys l'Aréopagite) représente le mode non modal sous lequel la créature peut devenir immanente à la transcendance divine ». Et « ce mode non-modal est le plus haut degré de la charité ».

Et « tant que l'intellect n'est pas Dieu, sa lumière n'est pas la vraie Lumière ». Il doit réaliser sa propre substance non-divine, c'est-à-dire son ignorance ontologique. « Ce secret, la Sainte Vierge le connaissait, Elle qui fut la pure ténèbre où prit chair la Lumière du Monde » (La charité profanée, pp.387-408).

 

Section V. Gnose ou théologie mystique.

 

C'est dans la tradition dionysienne, à laquelle S. Thomas d'Aquin se réfère bien souvent (il cite l'Aréopagite 1760 fois dans la Somme théologique selon Timothy Wade), qu'est donnée à découvrir une théologie bien plus initiatique que spéculative, selon quatre modes ou voies qui peuvent mener, par la grâce, vers la connaissance de Dieu.

Partant des Écritures - ce qui est la règle -, on voit qu'elles parlent de Dieu au moyen d'images : le Rocher, la Lumière, ou bien de notions : le Bien, l'Être, la Vie. Aux premières correspondra une théologie symbolique, aux secondes une théologie cataphatique (affirmative). Dès lors, la transcendance divine demandera que soient niées toute affirmation sur Dieu : ce sera la théologie apophatique (négative). Enfin, au-delà même de toute négation (le dire de ce que Dieu n'est pas), la théologie apophatique s'achève dans le mode non modal de la théologie mystique, « ''lieu'' de Ce qui est sans lieu ». Ces quatre voies ou modes apparaissent ainsi comme « les quatre degrés d'une unique ascension de connaissance » (Lumières de la théologie mystique, p.94), dont on verra que l'Amour est l'ascenseur.

 

1. La théologie symbolique consiste à rendre explicite la nature théologique des symboles. Essentiellement cosmologique (par nature), les symboles tirés de l'Écriture s'offrent à l'intelligence pour qu'elle « lise dans ces formes un enseignement qui échappe à toute forme » [37], pour qu'elle saisisse « dans la figure de ces réalités, les réalités sans figure » (Lumières..., p.95) : le Rocher, la Lumière, etc. qui symbolisent (ou présentifient) Dieu.

Si le symbole relie un visible à un invisible, c'est parce qu'il est une « ressemblance dissemblable » [38] et cette antinomie est intrinsèque à la nature du lien symbolique : la ressemblance qui relie, statiquement, ce visible à cet invisible, c'est la nature analogique du symbole ; et la dissemblance qui fait renoncer à l'image et, dynamiquement, fait monter vers le modèle, c'est sa vertu anagogique (l'acte d'anagogie étant, littéralement, « la montée vers le haut »).

 

2. Avec la théologie affirmative, on entre dans le champ de l'intelligible conceptuel, de la raison discursive et donc du langage, nécessaire à la compréhension des notions ou idées sur Dieu. Comme celles-ci sont employées au départ dans l'Écriture puis transmises par la Tradition, cette théologie notionnelle s'en trouve totalement légitimée et, dès lors, il est même du devoir du théologien (Lumières..., p. 102) de commenter et d'expliquer toute ces notions issues de l'Écriture : Vie, Cause, Principe, etc.

De plus, son discours se devra d'opérer du haut vers le bas, de telle sorte que les affirmations successives soient initialement fondées au plus proche de Dieu. Cet ordre descendant, c'est l'imitation du proodos, procession de l'immanence divine selon les degrés de la Création : Un ou Bien, Être, Vie, Intelligence... Cette descente qui, d'un côté, arrime la théologie affirmative au plus près de Dieu, de l'autre et au fur et à mesure de son éloignement, fait qu'elle tend à être « de moins en moins vraie et épuise en quelque sorte sa propre possibilité » (p. 98).

 

3. La théologie négative consiste à « nier tout symbole et toute notion appliqués à Ce qui est au-delà de toute figure et de tout nom » (p. 99). De plus, bien au-delà d'une simple négation qui annulerait ce qui a été affirmé précédemment, la théologie négative ressort comme l'anagogie de la théologie affirmative : le concept nié cesse de simplement indiquer un objet mental pour devenir « le signe d'une opération à effectuer par l'intelligence théologique » ; le langage conceptuel s'est transformé en opérateur métaphysique !

En effet, de même que le symbole, par sa vertu anagogique, permet que l'image ne soit pas prise pour la Réalité, de même le mot (ou la notion qu'il désigne ou le concept par lequel la notion est pensée) acquiert sa véritable utilité lorsque l'esprit prend conscience de l'inadéquation du concept à son Objet, lorsque l'intelligence anagogique cesse de le considérer comme une chose mentale mais réalise la réalité transcendante qu'il désigne.

Ainsi, l'intelligence théologique perçoit « le modèle comme transcendant à son reflet dans la pensée » (p. 111) et on appellera tension anagogique [39] la prise de conscience de cette « tension qui règne entre l'essence intellective de la notion et le mode mental de son existence, entre le contenu transcendant de ce qui est pensé et l'acte (le concept) qui le pense » (p. 111). Dit autrement, la théologie négative peut permettre de « réaliser l'unité du voir (symbole) et du concevoir (notion), du symbole, vision sans intellection, et du concept, intellection sans vision, dans la vision intellective » (p. 99). Cette vision intellective, qui est une « gnose par nescience » ayant renoncé à toute connaissance conceptuelle, relève alors de la théologie mystique.

 

4. Dès lors, la théologie mystique ne se distingue de la théologie négative que comme la fin du chemin du chemin lui-même. Lorsque celle-là a nié tout symbole et tout concept, celle-ci peut apparaître. Lorsque l'intelligence ne voit plus le concept comme une chose mentale, parce qu'elle l'a nié, parce qu'elle a fermé les yeux, alors peut-elle réaliser la Réalité informelle et anonyme. Alors elle fait « l'expérience décisive et paradoxale de ses propres limites et [peut] s'éprouver soudain comme pure capacité d'adoration contemplative » (pp. 10-11). Car une telle réalisation, évidemment, relève à la fois de la connaissance et de l'amour. Mais, de quel amour et de quelle connaissance s'agit-il ?

Fondamentalement, « la puissance anagogique est œuvre de l'Amour et traduit l'opération de l'Esprit-Saint au cœur de l'intellect » (p. 110). « L'amour n'est que le mouvement même de la theologia, la puissance dynamique qui la fait [...] dépasser les noms et les formes. Et cette puissance érotique qui est dans l'intelligence créée, n'est autre que sa participation à l'Erôs divin lui-même, à l'Esprit d'Amour qui est Dieu en son extase trinitaire » (p. 108). La Connaissance dont il est question est également par participation. Disant « Dieu » et le niant comme concept, il reste l'intuition intellectuelle - qui « est la vie même de l'esprit » -, la saisie de l'intelligence par un sens, dans l'exacte mesure où l'intellect ne fait plus qu'un avec cet intelligible. L'objectivité métaphysique, dans laquelle s'unifie connaissant, connu et connaissance, est intrinsèque et qualitative, tandis que « l'objectivité physique est extrinsèque et relative : elle n'est que le reflet de la précédente qui la fonde ontologiquement » (p. 106). On a alors dépassé toute opération noétique (ordre de la connaissance qui implique, même dans le cas de l'intuition intellectuelle, une certaine spéculativité) (p. 112), pour une ontonoèse où l'être et le connaître s'unifient indissociablement.

Si la puissance anagogique est l'œuvre de l'Esprit dans l'intellect, cette opération est possible parce qu'elle trouve « dans l'intellect lui-même, une capacité supra-conceptuelle qu'éveille et actualise la tâche apophatique : la grâce présuppose la nature qu'elle parfait » (p. 110). La nature la plus profonde de l'intelligence est ainsi l'intuition pure : non pas en tant qu'acte intellectif, mais en tant que nature surnaturelle, virtuelle identité entre elle-même et le sens qui l'a saisit. En dépassant le noétique, « elle obéit non seulement à l'attraction de l'Amour divin, mais encore à sa propre nécessité interne ».

Les théologies négative et mystique s'avèrent ainsi être « une ''Pâque'' de l'intellect » (p. 108), une voie spirituelle comportant mort et résurrection : « mort aux concepts affirmatifs [...] qui deviennent signes de leur propre dépassement ; résurrection, parce que l'intellect qui a consenti [...] à son propre effacement, à sa propre crucifixion, est établi dans un état suréminent de ''gnose par nescience'' » (pp. 108-109).

Ces deux moments : extinctif et unitif, sont précisément révélés par la mort et la résurrection du Christ. « Le dépouillement de toutes les opérations intellectuelles, le renoncement à tout objet déterminé, en vue de reconnaître le seul Objet divin, c'est la mise à mort d'une intelligence crucifiée avec le Christ, et qui, comme lui, ayant renoncé à toute forme intelligible du divin, ne peut que s'écrier : '' Eli, Eli, lamma sabacthani !''. [...] Baptisé dans la mort du Christ, l'intellect pascal ressuscite avec Lui » (pp. 115-116). Car dans le christianisme, « il ne saurait y avoir d'autre voie de gnose que Jésus-Christ Lui-même, incarnation du Logos, c'est-à-dire de la Connaissance que Dieu prend de Soi. [...] Et c'est pourquoi, d'Origène à Maître Eckhart, et chez les plus grands mystiques, la connaissance de Dieu, la gnose véritable, est identifiée à la filiation divine : connaître Dieu, c'est devenir ''Fils'' » (p. 43).

 

Section VI. Faut-il donc être intelligent pour être sauvé ?

 

Il nous semble que les éléments de réponses sont suffisamment posés pour pouvoir formuler une réponse à cette question-titre.

 

1. Si l'intelligence ne consistait qu'en sa définition réductrice récente d'agilité d'esprit (ou d'« habileté mentale », dirait Schuon), il est trop évident que l'inégalité intellectuelle des hommes, par leur naissance, est incompatible avec la justice divine et, qu'à ce titre, il n'est donc certainement pas nécessaire d'être intelligent pour être sauvé. D'ailleurs, on remarquera que S. Thérèse de Lisieux  est Docteur de l'Église [40], tout comme S. Thomas d'Aquin, et que le cortège des saints semble bien couvrir toute la variété humaine, de ce point de vue.

 

2. C'est pourquoi, s'il existe une ''intellectualité'' sacrée, c'est d'abord parce que l'intelligence dont l'homme est dotée est son ''sens du réel'', son sens du surnaturel : un ''organe'' « naturellement surnaturel », lui donnant accès au ''physique'' comme au métaphysique [41]. C'est surtout parce que ce pouvoir de connaître ne lui vient que de la libéralité d'un Dieu « Père des lumières » (Jc I, 17) et que ce ''métaphysique'' est précisément le Logos, le Verbe divin lui-même : « Vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Jn I, 9) (Lumières..., p. 61).

« L'homme est, par essence, un être premièrement intellectuel, un être premièrement de connaissance, fût-ce de la plus humble connaissance sensible ; si haut et fort que parle en lui le désir, il parle à quelqu'un qui l'écoute et le reconnaît et pour qui il fait sens ou qui le répudie. L'homme n'est jamais une machine désirante. Mais il n'est pas non plus une machine croyante, un ''automate religieux'' qui recevrait dans sa pure extériorité une révélation et un salut radicalement hétérogènes à sa nature » [42].

L'accueil de la révélation - surnaturelle - dans l'intelligence du croyant requiert que celle-ci dispose d'une capacité naturelle d'intelligibilité. « En comprenant la révélation, c'est aussi elle-même que l'intelligence comprend [...] et si cette compréhension de soi n'est pas réduction idéaliste du révélé aux conditions a priori de connaissances du sujet humain, c'est que ces formes intelligibles sont naturellement ordonnées aux réalités métaphysiques et surnaturelles » (ibid.).

C'est là le ''moment gnostique'' de l'acte de foi : cette réceptivité intellective appropriée à la révélation s'enseigne et se communique par le langage ; elle est donc un acte de connaissance qui est, de plus, nécessairement spéculatif. Pour autant, il ne s'agit pas d'un simple exercice de la raison naturelle mais « l'actualisation de ces possibilités théomorphiques qu'implique la création de l'homme ''à l'image de Dieu'', [...] intellectualité intrinsèquement sacrée [...faite] de ces logoï spermatikoï, de ces Formes du Verbe divin inséminées en toute intelligence (cette lumière du Verbe « qui éclaire tout homme venant en ce monde »), et donc une sorte de ''révélation'' intérieure et congénitale, par immanence dans l'âme de ces icônes intellectives que sont les Idées métaphysiques » (ibid.).

 

3. Il reste que la gnose, ou la théologie mystique, n'est une connaissance salvatrice que si l'homme renonce à sa propre connaissance - spéculative -, pour laisser Dieu se connaître lui-même ; et le Christ lui-même, incarnation du Logos, c'est-à-dire de la Connaissance que Dieu prend de Soi, est l'éminente voie chrétienne de gnose, dans une religion gnostique [43], par essence [44].

Si pour entrer dans la ''surconnaissance'', l'« épignose » paulinienne, il faut « avoir renoncé à toute connaissance, fût-ce à la connaissance même des Idées » (Penser l'analogie, p. 189), cela signifie que « l'intelligence métaphysicienne doit s'engager concrètement dans la foi au Dieu révélé : sans révélation, pas d'Objet divin » ; « et sans Objet divin [...], pas de délivrance possible, puisque tout pèlerinage vers une lumière alors absente est interdit. L'intelligence doit opérer une sorte de sacrificium intellectus, elle doit s'ensevelir dans la foi comme dans la mort du Christ Logos, mais c'est pour renaître avec lui » (Lumières..., n. 25, p. 189).

Si donc le Christ a pu dire : « ta foi t'as sauvé » [45], c'est bien que sola fides sufficit (seule la foi suffit), celle de l'aveugle guéri, celle du bon larron ou celle du ''charbonnier'', autant que celle de S. Thomas d'Aquin [46]. Une fois que l'intelligence a rempli sa fonction, qui est de rendre intelligible le message de la foi dans la grâce de l'Esprit de sorte que l'être humain puisse y adhérer [47] librement,  il n'y a plus de différence, nous semble-t-il, entre cette entrée en théologie mystique - ou en Docte Ignorance (Nicolas de Cues) : ce passage où l'intelligence ferme les yeux (S. Denys l'Aréopagite) devant ce qui, de toute façon, est « au-dessus des yeux » (Malebranche [48]) -, et un direct « ensevelissement dans la foi » (qui renonce - même si c'est par incapacité ''intellectuelle'' - à d'abord ''affirmer'' pour ensuite ''nier'') : une directe acceptation de sa créaturelle « ignorance ontologique ».

C'est certainement pourquoi, à côté de la noble voie de l'intellectualité sacrée, il peut y en avoir d'autres. Pour autant, si on a pu en identifier [49], tel le ternaire : voie du sage, voie du héros et voie du saint (voies de l'''intelligence'', de l'''action'' et de l'''amour''), ce n'est pas sans montrer que chacune, nécessairement, contient bien sûr éminemment les deux autres [50]. Et, s'il fallait mentionner le point commun à toutes les voies, nous dirions qu'il est nécessairement dans la rencontre de la métanoïa, conversion libre de l'homme, et de la grâce de Dieu.

 

Notes :

[33] Nous suivons ici Jean Borella dans La charité profanée, pp. 387-408.

[34] Saint Évagre Le Pontique, Lettre à Anatolios, P.G., t. XL, col. 1221 C ; La charité profanée, p. 396.

[35] Saint Évagre Le Pontique, Centuries, IV, 43 ; La charité profanée, p. 398.

[36] cf. Père Hausherr, Les leçons d'un contemplatif ; La charité profanée, p. 396, n. 1.

[37] René Roques, Introduction à la Hiérarchie céleste, S.C. 58, p. XXI ; Jean Borella, op.cit., p. 95.

[38] René Roques, L'univers dionysien, op.cit., p.201, note 2 ; Jean Borella, op.cit., p. 103.

[39] Ibid., pp. 101, 107, 111. Voir aussi Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, pp. 123, 332-338.

[40] Cela ne signifie pas que Thérèse Martin ne fut pas très intelligente, même au sens profane du terme : poète, peintre, intérêt pour la science physique, l'astronomie, etc. ; et elle est morte à 24 ans !

[41] C'est en cela que la métaphysique est une « science intrinsèquement sacrée qui transcende toutes les formulations qu'on en donne et tous les réceptacles humains qui la reçoivent » ; cf. Jean Borella, « Gnose et gnosticisme chez René Guénon », publié dans l'ouvrage collectif Dossier H : René Guénon, L'Age d'Homme, Lausanne, 1984.

[42] Jean Borella, « La gnose au vrai nom », III, 6 & 7, revue Krisis n° 3, septembre 1989.

[43] Ce terme, devenu récemment et parfois péjoratif (sans doute par peur de l'ontologisme ou de ces dérives variées gnosticistes qui n'ont en commun que cette étiquetage récent), dispose pourtant d'une dignité scripturaire irréfragable. L'honneur revient à Jean Borella d'avoir réhabilité l'emploi irremplaçable de cette gnôsis chrétienne. Voir en particulier La charité profanée, op.cit., et Problèmes de gnose, L'Harmattan, 2007.

[44] C'est justement ce que Benoît XVI rappelait récemment (audience du 18 avril 2007), à propos de l'œuvre de Clément d'Alexandrie : « Clément dessine un chemin d'initiation à la Révélation, la véritable gnose, qui est la connaissance de Jésus Christ, à laquelle tout chrétien est appelé. [...] Suscitée par le Christ lui-même, la vraie gnose est une communion d'amour avec Lui, qui porte la vie chrétienne à son degré ultime, celui de la contemplation » (ZENIT, ZF07041810, 2007-04-18).

[45] Par exemple en Lc VII, 50 ; VIII, 48 ; XVII, 19 ; XIX, 42 ; Mc V, 34 ; X, 52. Les chapitres III et IV de l'Épître aux Galates sont titrés : « Doctrine du salut par la foi ».

[46] « Je dirais volontiers que l'intelligence la plus profonde consiste précisément à comprendre que nous avons besoin d'être sauvé » (Jean Borella, Communication privée, 17-IV-2007).

[47] Cette adhésion implique de l'homme la volonté, complémentairement à son intelligence. Jean Borella a bien montré comment cette combinaison opère dans son La charité profanée. Cela amène à découvrir que l'exclusion réciproque d'un savoir, réservé au savant, et d'un croire, réservé au croyant, est une illusion, puisqu'ils ne sauraient opérer l'un sans l'autre. cf. notre article : « Croire, savoir, connaître (dans l'œuvre de Jean Borella) », publié sur le site de L'Harmattan.

[48] De la recherche de la vérité, II, II, 3.

[49] Pamphile, dans son Voies de sagesse chrétienne, méditation sur l'Ascension, L'Harmattan, 2006, en a recensé plusieurs, génériques, qu'il présente par couple de complémentaires : voies du voyage et de l'ermitage, voies de la souffrance et de la joie, voies conjugale et monastique...

[50] « Sur le chemin d'une configuration progressive à la nature divine, rendue possible parce que l'homme a été créé à l'image de Dieu, Clément d'Alexandrie souligne que l'effort de l'intelligence ne peut jamais être séparé des œuvres bonnes qui libèrent l'homme des passions et qui font grandir en lui l'amour », Benoît XVI, ibidem.

 

Commentaires

Votre texte très lumineux et auquel j'adhère rejoint Teilhard de Chardin qui m'a beaucoup éclairé dans ce domaine en s'intéressant à la notion de "réciprocité" dans la relation à Dieu. Toute le mouvement de l'évolution est emporté par cette nécessité amoureuse de la réciprocité entre Dieu et sa créature qui littéralement transforme l'un et l'autre, comme dans un grand processus métamorphique... image chère au géologiste qu'il était. Tout cela se fait un par un, l'individu étant toujours unique et incontournable. Evidemment cette notion de réciprocité est vertigineuse étant donné l'inégalité des parties ! Platon en avait l'intuition lorsqu'il écrivait "L'amour est fille de richesse et de pauvreté".

Écrit par : aude de Kerros | samedi, 17 octobre 2009

"Là, tu me montreras
Tout ce que veut mon âme,
Puis tu me donneras
Ton cœur ruisselant de flammes."
St JEAN de la Croix, Le Cantique spirituel, strophe 37.
On peut fortement conseiller à Aude de lire le commentaire du grand mystique espagnol du XVIè siècle sur ces quatre vers. À mille lieues du teilhardisme...
Jean-Marie MATHIEU

Écrit par : Jean-Marie MATHIEU | dimanche, 18 octobre 2009

On pourrait tout aussi bien conseiller la lecture de "Les échelles du Ciel" (Éditions du Savoir Perdu, 2001), ouvrage dans lequel Aude de Kerros fait une excellente analyse de l’expérience mystique. Elle y démontre beaucoup de lucidité et de discernement dans son approche des mystiques des différentes religions et traditions. Teilhard lui aussi savait de quoi il parlait, s’agissant de mystique : « Approché par la Route de l’Est (identification) l’Ineffable n’est pas Aimable. Atteint par la Route de l’Ouest (union), Il est dans la direction prolongée de l’Amour. » Ces paroles, extraites de "Comment je vois", montrent combien il était lui-même sur la voie de la mystique sanjuanienne...

Écrit par : Alain Santacreu | dimanche, 18 octobre 2009

Il était peut-être sur la voie, mais très loin du but... Lisons le commentaire de st JEAN de la Croix dans son Cantique spirituel, strophe 28:
" L'Époux lui [à l'âme humaine] communique donc les mystères de l'Incarnation et de la Rédemption humaines, ce qui est une de ses œuvres principales. Il lui raconte que, par le moyen de l'arbre de la Croix, il l'a épousée, a voulu mourir pour elle, l'a fait, et a réparé ainsi l'indignité d'Ève..."

Écrit par : Jean-Marie MATHIEU | dimanche, 18 octobre 2009

Les commentaires sont fermés.