Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 13 janvier 2006

Le texte germinatif de la contrelittérature

 

MANIFESTE CONTRELITTÉRAIRE

 

 Toujours la Contrelittérature fut résolument moderne – au sens rimbaldien du terme, c'est-à-dire en avance non seulement sur son temps mais sur le temps lui-même.
 Aussi, plus que le récit de la disparition de la littérature, le récit contrelittéraire est-il le lieu de cette disparition, son centre de gravité, l'épicentre transcendantal du ravissement du récit par lui-même.
 L'œuvre contrelittéraire fut toujours la recherche infinie de sa propre source, apparaissant au fur et à mesure que la littérature disparaissait.
 Elle est une résistance à la pensée linéaire, une certaine idée de l'écriture. Pour la contrelittérature le roman est une sphère.
 Partir, se mettre en aventure, rendre les mots vivants ; être, se souvenir de quelque chose qui n'est pas encore advenu ; écrire, se souvenir de ce qui doit nécessairement survenir – car l'écriture est conversion, renversement, retournement : transmutation de la linéarité en sphéricité.

 

Ce désir d'écrire antérieur au désir

 Cette écriture transfiguratrice est travail de l'homme sur lui-même en tant qu'il devance son état présent, l'entaille, entre en voyance, s'initiant aux plaies sublimes d'un éternel recommencement.
 La contrelittérature provient de ce désir d'écrire antérieur au désir. Elle est une gnose lyrique, c'est tout dire – car il ne faut pas dire tout.
 Chaque langue possède le parfum particulier de cette nostalgie où s'origine l'écriture – Hölderlin, en allemand si pur qu'il en devient à jamais irrespirable ; et l'arôme si provençal de l'italien de Dante, l'anglais fougueux de William Butler Yeats...
 Tous ces mots, qui proviennent de l'effusion nostalgique de l'esprit, sont les ancrages invisibles des écritures contrelittéraires, leurs oriflammes ne se laissant lire que dans un certain repos de l'esprit.
 Car la contrelittérature est la réaction du langage contre l'entropie littéraire, une résistance intérieure des mots pour préserver la langue, empêcher qu'elle ne transgresse les limites néantielles au-delà desquelles le souvenir de l'être se perd.

 

L'Unique sentier amoureux

 Écrire, c'est limer les mots. Et Nerval l'a écrit dans son Angélique, « il y a plusieurs sortes de réactions : les unes prennent des biais, les autres sont des réactions qui consistent à s'arrêter ».
 La réaction contrelittéraire s'avance par des chemins de traverse, obliquités du retour à la vie, retours éperdus, détournements initiatiques vers l'unique sentier amoureux, délicieusement empourpré, du vivant sémiologique.
 Parce que la contrelittérature annonce l'avènement ultime de ce que Nietzsche nommait la grande histoire, c'est-à-dire l'irruption de l'éternité dans l'histoire, le temps de la hiéro-histoire – selon l'extraordinaire néologisme d'Henri Corbin .
 En face de la littérature aliénée de l'oubli ontologique, la contrelittérature demeure l'ultime liberté de l'écriture.
 Elle résulte de l'interaction patiente, tout au long des âges, du biographique et du fictif : elle est la mise en dialogue de la vie – l'alchimie du verbe, la simple théurgie.
 En France, Gérard de Nerval fut l'une des grandes résurgences de la contrelittérature fondée sur l'assomption absolue de la langue française.
 Toute assomption absolue d'une langue humaine provoque immédiatement la descente paraclétique du Verbe, surgissant du cœur même de cette langue.
 L'écriture ne peut être que littérature ou contrelittérature, ce choix originel lui conférant son sens apocalyptique. La contrelittérature de la fin sera la célébration de la fin de l'écriture, l'ultime combat de l'être et du néant.

 

Entre le dieu caché du monde et le monde de l'homme

 Écrire est un songe mais ce n'est pas rêver – car dans le songe l'esprit est présent et le songe est le style du rêve. Il s'agit de faire en sorte que le mot s'émeuve de son image intérieure : l'écriture ainsi conçue se rapproche de la prière.
 La fonction des mots est féminine, ambivalente – les mots sont des symboles ; et la chaîne des signifiants peut tout autant aliéner l'homme que le libérer. Il y a une logique fantasmatique de la langue qui se reflète aussi bien dans les ténèbres automatiques de l'inconscience que dans la lumière spirituelle de la surconscience.
 Les mots ont leur dynamique propre, se développant et se déroulant en vertu de l'énergie qui leur est inhérente. Devant cette transcendance de la langue, l'héroïsme de l'écriture consiste à découvrir le lieu même de la saisie de la langue  –  qui est celui, unique et virginal, où se laisse capturer la licorne légendaire.
 Car, entre l'intelligible et le sensible, c'est-à-dire entre le dieu caché du monde et le monde de l'homme, réside la réalité utopique de l'écriture, la dimension sacrée de l'inter-dit, la corporéité de l'esprit qui est cette demeure de la présence divine à notre monde : la Sophia de la gnose chrétienne, la Shekhina des kabbalistes juifs, la Fitra de l'Islam intérieur.

 Ce lieu de la médiation, aux marges du silence, est celui des révélations et des transfigurations, l'espace vide où advient l'écriture éternellement féminine dont l'acte archétypal est la remembrance du corps d'Osiris par Isis. Ici, l'écrivain voit par le regard de l'âme du monde.
 Dans la littérature, le centre de la personne de l'écrivain est rejeté dans l'inconscience. Au contraire, par la contrelittérature, l'écrivain est projeté dans une surconscience scripturale, traductrice de l'invisible dans le visible.
 Cette médiumnité contrelittéraire est une mystique de l'homme véritable. Le style est l'impensé de la littérature. C'est une capacité spirituelle donnée à l'écrivain : le charisme de sa propre solitude.
 Mais alors, quelle solitude pour le lecteur et quel style de lecture ? Et cette seule question : comment deux solitudes pourraient-elles se rencontrer, s'aimer ?
 La littérature s'est anéantie dans la négation du style, tandis que la contrelittérature demeurait toujours à l'interstice des solitudes, dans ce lieu de l'amour où s'éternise le désir des amants – car l'intimité ne peut naître que dans la distance.
 Le principe de la contrelittérature désirante n'est pas la jouissance : le style est pour elle une fin en soi, la porte du royaume. La certitude du style rend vaines les hésitations romantiques entre la prose et la poésie qui émaillent le discours de la critique littéraire.



Le champ de transformation infini

 Le style, l'acte contrelittéraire même, est le seul transformateur du texte considéré comme le champ de transformation infini d'une phrase unique.  

 La modernité s'est édifiée sur le refus de penser ce qui l'excède. La fonction de la littérature aura été d'oblitérer toute voie amoureuse de la langue, insaisissable et insensée à ses yeux.
 C'est pourtant à une lecture anagrammatique qu'appelle le texte contrelittéraire ; lecture inouïe, provoquant la surrection du Nom nouveau.     

 Seul un lecteur zélé saura lire l'écriture hérétique, hors-lignes, cette langue esseulée, jaillie du cœur du Verbe, ce contre-chant troubadouresque.
 Autant qu'insurrectionnelle, la contrelittérature sera donc résurrectionnelle, faisant œuvre de vie de ce qui, pour la littérature, n'est que lettre morte.
 Ce qui n'entre pas dans le champ littéraire, l'altérité contrelittéraire, ne sera jamais la langue du maître et de l'esclave.

 Elle est l'écriture de la résurrection de la part refoulée, aliénée et presque abolie de notre être : une dernière élégance d'être, une certaine beauté au demeurant.

 

Alain Santacreu [1999]

 

 


(Ce texte est d’abord paru en postface du roman d’Alain Santacreu, Les Sept fils du Derviche (Curutchet, 1999). Le Manifeste contrelittéraire
est le texte auquel se référent les différentes contributions de l’ouvrage collectif paru en 2005 aux éditions du Rocher : La Contrelittérature, un manifeste pour l’esprit.)

Écrire un commentaire

NB : Les commentaires de ce blog sont modérés.