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mardi, 01 septembre 2009

L'Atelier de la Rose (1950-1958)

par Alain Santacreu
 
 
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L' Atelier de la Rose
Introduction historique d'Henri Giriat
Le Moulin de l'Étoile, 2008
 
 
 
 
Quelques années après la seconde guerre mondiale, une nouvelle génération d’artistes et d’intellectuels, fortement influencée par la pensée et les travaux d’Albert Gleizes, fonda la revue L’Atelier de la Rose dont le premier numéro parut en automne 1950 [1].
Trois hommes furent à l’initiative de ce qui allait être une des réalisations éditoriales les plus originales de l’art chrétien du vingtième siècle : René-Maria Burlet (1907-1994), Robert Pouyaud (1901-1970) et l’abbé Nicolas-Marin Boon (1920-1981) [2].
Le peintre René-Maria Burlet animait à Lyon l’Académie du Minotaure, association artistique et culturelle fondée en 1942, qui deviendrait tout naturellement le support intellectuel et logistique de la revue [3]. Le sculpteur Robert Pouyaud, l’un des tous premiers élèves d’Albert Gleizes, avait été à l’initiative de la communauté d’artistes  de Moly-Sabata [4]. L’abbé Nicolas Boon, flamand d’origine hollandaise, après avoir fait son séminaire à Nevers, avait été ordonné prêtre en 1948 et nommé curé dans le Nivernais [5].
Pour les contributeurs de L’Atelier de la Rose, l’œuvre d’Albert Gleizes, entre 1925 et 1950, avait ouvert la voie d’un retour aux principes opératifs de l’art sacré. Le peintre cubiste se reliait, par delà l’esthétique renaissante de la perspective, aux principes traditionnels de l’art roman. Son influence ne s’exerçait pas seulement à travers son œuvre picturale mais aussi par son œuvre d’essayiste et d’historien de l’art.
Selon Gleizes, la réalisation d’une œuvre d’art sacrée repose sur la conjonction de trois éléments plastiques : l’espace, le temps, la forme.
La répartition de la surface en plans orientés donne à l’œuvre sa mesure et sa proportion. Cette dimension statique de l’œuvre peinte qualifie son espace. L’espace donne lieu à l’architecture et s’impose aussi à toute technique murale – fresque, vitrail, tapisserie – ainsi qu’aux arts de l’objet : ameublement, céramique, poterie, costume, etc. Cette dimension confère à l’œuvre son ordonnance, son « ordination », au  sens liturgique du mot – le temple chrétien se construit par le tracé qui le mesure et les axes cardinaux qui l’orientent.
Au sein de l’espace s’opère un développement musical auquel concourent à la fois la modulation colorée et les éléments linéaires graphiques – ponctuations, accents et silences – dont l’alternance compose les cadences et les temps forts qui se nouent et se dénouent en courbures, en spirales et entrelacs. Cette deuxième dimension de l’œuvre peinte est dynamique : elle relève de la musique car elle restitue le temps aux arts de l’espace. L’œil, au lieu de se figer sur un spectacle perspectif, comme dans la peinture renaissante, redevient mobile, retrouve sa nature spirituelle en épousant la trajectoire circulaire de la courbe.
De la conjonction de l’espace et du temps survient la troisième dimension de l’oeuvre, germe et plénitude des deux autres, son rythme : la forme unifiante de l’œuvre. Cette réalité transcende l’espace et le temps, elle se révèle dans l’intégration parfaite des composantes. La forme rythmique est le Verbe, intelligible et pourtant sensible, présent même si invisible, qui sous-tend et relie les figures plastiques.
L’Atelier de la Rose insista, tout au long de sa parution, sur son caractère œuvrier ; et Gleizes y collabora régulièrement jusqu’à sa mort en 1953, appelant à renouer avec les métiers manuels.
Ce qu’Albert Gleizes leur avait transmis dans la pratique du  « métier » , les membres fondateurs de L’Atelier de la Rose l’avaient retrouvé dans la métaphysique de René Guénon. Ils partageaient sa conception traditionnelle de l’art : il s’agissait d’imiter la nature, non dans ses effets, mais dans ses opérations. La nature réalise la forme, ce que la scolastique appelait species, c’est-à-dire ce qui invite le regard à voir l’intelligible au travers du sensible. L’acte créateur s’assimile à un procès « intellectuel » tout à fait remarquable, sans parallèle dans la raison logique, par lequel les objets sont saisis dans leur essence, dans une sorte d’expérience créatrice, ou de connaissance, qui n’a pas d’expression conceptuelle et n’est exprimée que dans l’œuvre artistique. Étant donné qu’une telle conception de l’art présuppose une transformation intérieure préalable de l’artiste, les compagnons de L’Atelier de la Rose étaient à la recherche d’une voie de « réalisation spirituelle » qui, tout en confortant leur travail artistique, contribuerait à faire de leur revue un organe de rénovation de la tradition en Occident.
Cependant, la réalité chrétienne n’était-elle pas déjà trop gravement dévitalisée dans l’Ekklesia elle-même pour espérer la réémergence d’un art sacré ? Gleizes, lui-même, n’affirmait-il pas, dès 1923, dans La Peinture et ses lois : « L’Église est un organisme affolé dont les véritables maîtres se sont retirés. » Les artistes-artisans de L’Atelier de la Rose se posèrent la question d’une filiation spirituelle d’ordre traditionnel qui légitimerait leur propre création mais ils n’envisagèrent jamais d’autre rattachement que d’obédience catholique.
La rencontre entre Gleizes et le milieu des Études traditionnelles avait déjà eu lieu dans la seconde partie des années 1930 [6]. C’est à partir de certains collaborateurs de cette revue, alors dirigée par Jean Reyor, que le contact pu s’établir avec cette mystérieuse « Confrérie des Chevaliers du Divin Paraclet » dont les travaux de Louis Charbonneau-Lassay avaient divulgué l’existence.
Henri Giriat a révélé une lettre adressée, en 1959, à René-Maria Burlet par le Chevalier-Maître de la fraternité [7], qui est une péremptoire fin de non recevoir [8]. On peut se demander dans quelle mesure cette déconvenue intervint dans la décision d’arrêter la revue. Le fait est que L’Atelier de la Rose cessa de paraître avec son trente-troisième numéro (hiver 1958). Lors cette dissolution, les trois responsables, Pouyaud, Burlet et Boon, auraient convenu que seul ce dernier poursuivrait la quête vers cette filiation d’ésotérisme chrétien tant souhaitée. Envisageaient-ils par la suite de réveiller leur revue ? Mais ce moment ne vint jamais et, quelques temps avant sa mort, l’abbé Boon devait avouer à Giriat que, malgré vingt ans de probation, bien qu’il ait présenté ses travaux en « haut lieu », il n’avait toujours pas été accepté dans l’Ordre [9].
L’aventure de L’Atelier de la Rose est un épisode très singulier de la réception posthume de l’œuvre de René Guénon par des artistes chrétiens attirés par une « voie paraclétique » de leur  propre tradition [10]. D’une certaine façon, les désillusions de l’abbé Boon témoignent de l’échec de la tentative de synthèse que souhaitait opérer L’Atelier de la Rose entre l’œuvre de Gleizes et la doctrine guénonienne [11]. Ce fût une occasion manquée pour qu’un art sacré chrétien puisse s’affirmer en pleine émergence de l’art contemporain [12] ; on le regrettera d’autant plus que, jusqu’à aujourd’hui, aucun signe précurseur d’une revivification traditionnelle de l’art en Occident ne s’est manifesté.

Notes :

[1] René Guénon en fera un compte rendu assez élogieux : cf. René Guénon, Comptes rendus, Éditions Traditionnelles, Paris, 1986, pp. 230-231. Dans le même ouvrage, on lira aussi deux recensions consacrées à Albert Gleizes, « La Signification humaine du Cubisme », pp. 30-31,  et « Tradition et modernisme », pp. 151-152 ; ainsi qu’un compte-rendu de la brochure de Robert Pouyaud, « Sous le signe de la Spirale : Vézelay, centre initiatique », pp. 45-46.

[2] Cf. Henri Giriat, « L’Atelier de la Rose : une aventure artistique et spirituelle », in L’Atelier de la Rose, Éditions du Moulin de l’Étoile, 2008, pp. 9-29.

[3] Pour un approfondissement de l’œuvre de René-Maria Burlet et des activités de L’Académie du Minotaure, on lira : René-Maria Burlet, vers la lumière (dir. Alain Vollerin et Paule Martigny), Éditions Mémoire des Arts, Lyon, 2000.

[4] Robert Pouyaud en fut le premier résident. En novembre 1927, il avait rejoint Gleizes, près de Lyon, à Serrières où ils commencèrent l'aménagement d’un ancien couvent, sur l'autre rive du Rhône, à Sablons. Cette immense bâtisse allait devenir le centre artistique Moly Sabata. Peu avant son départ, en 1930, Pouyaud y accueillit celle dont le nom resterait lié à la communauté, l’artiste australienne Anne Dangar. Robert Pouyaud s'établit en 1931 à Asnières-sous-Bois, près de Vézelay, où il vécut jusqu'à sa mort en février 1970. Il a raconté ses souvenirs sur Moly Sabata dans une plaquette hors série publiée, en 1955, par l' Atelier de la Rose.

[5] Nicolas-Marin Boon est né en 1920 à Leisen aux Pays-Bas. Réfugié en France, il entre en 1942 au grand séminaire de Nevers. Il est ordonné prêtre par Mgr Flynn en 1948. Vicaire à Clamecy, puis à la cathédrale de Nevers de 1952 à 1954, il est nommé curé à Poiseux-Saint-Aubin-les-Forges de 1954 à 1969. Il sera, par la suite, chargé des paroisses de Raveau, Chaulgnes, Tronsanges. Malade, il doit renoncer à toute activité en 1978. On peut voir sur la voûte du chœur de l’église de Saint-Aubin une vaste peinture murale qu’il réalisa entre 1955 et 1960. Une oeuvre posthume, Au Cœur de l’Écriture, est parue en 1987, aux éditions Dervy-Livres. Cette publication a été établie par Monique André-Gillois d’après des notes rédigées pendant la maladie de l’abbé Boon. Cf. Guy Thuillier, Les auteurs nivernais de 1915 à 2005, Nevers, Société Académique du Nivernais, 2006.

[6] Deux recensions, sous la plume de Pierre Pulby, parurent respectivement consacrées à deux livres de Gleizes : Vie et mort de l’Occident, en 1936 ; et, en 1938, Homocentrisme ou le retour de l’homme chrétien.

[7] Si l’on s’en réfère à l’ouvrage de PierLuigi Zoccatelli, Le lièvre qui rumine ( Archè-Milano, 1999 ), il devrait s’agir de Louis Gros (1908-1994), alias René Mutel, Louis Barmont et Monsieur de Corberon, hétéronymes utilisés dans ses diverses contributions aux Études traditionnelles.

[8] On lira plusieurs extraits de cette lettre dans Henri Giriat, op.cit.

[9] Malgré la sympathie que nous inspire la personne de l’abbé Boon, nous sommes très circonspects sur la valeur de ses travaux kabbalistiques. D’ailleurs Monique André-Gillois, dans son « In Memoriam » inséré dans sa thèse d’État, reconnaît que la translittération de l’alphabet hébraïque que lui avait transmise l’abbé Boon et qui remontait à Knorr de Rosenroth, fut contestée par un certain « M. Yves Millet ». Or, ce dernier, s’il faut en croire Jérôme Rousse-Lacordaire, était « étonnamment proche de la "voie paraclétique" de la Fraternité des Chevaliers du divin Paraclet » (cf. Ésotérisme et christianisme. Histoire et enjeux théologiques d'une expatriation, Les Éditions du Cerf, 2007, p.312).

[10] Cf. « La voie paraclétique » in PierLuigi Zoccatelli, op. cit., pp.127- 133.

[11] On trouvera sur ce thème une étude très approfondie dans l’ouvrage magistral de Xavier Accart, Guénon ou le renversement des clartés, Edidit, Paris / Archè Milano, 2005, pp. 322-332.

[12] L’art dit « contemporain », est né au détour des années 60. On consultera en particulier : Christine  Sourgins, Les mirages de l’art contemporain, La table ronde, 2005 ; et Aude de Kerros, L’art caché : les dissidents de l’art contemporain, Eyrolles, 2007.










Commentaires

S'il n'y a plus d'art chrétien en Occident, cela est dû, me semble-t-il, à une sécularisation de nos sociétés. Dieu et César n'oeuvrent plus dans le même sens. On peut le regretter; on peut aussi considérer l'art contemporain -du moins certaines de ses composantes- comme un avatar de la mort de Dieu. Cependant, un artiste comme Yves Klein, par ses performances, nous a montré qu'il était possible encore de chercher le merveilleux, l'élan mystique, dans la pratique de l'art. De même, une artiste comme Aurélie Nemours aura cherché toute sa vie, à travers l'abstraction géométrique à approcher le divin, et cela dans la lignée de Kandinsky ou Mondrian. Reste à savoir s'il y a une façon chrétienne d'interroger l'art, loin des dogmatismes et sans tomber dans le saint-sulpicisme...

Écrit par : Hérault | jeudi, 03 septembre 2009

En réponse à ce commentaire très juste, il faut toutefois apporter une précision importante. Il s'agit de distinguer entre l'art contemporain et l'art moderne. L'art dit "contemporain" n'est pas l'art de nos contemporains (parmi lesquels il y a évidemment des artistes inspirés). L'art contemporain que Christine Sourgins désigne par l'acronyme "AC" est l'esthétique (ou la non-esthétique) dominante reconnue par les instances officielles. Il est l'expression d'une idéologie post-moderne en relation étroite avec le système financier, mercantile et de communication. L'AC est issu du schisme duchampien des années 20 mais ne s'est imposé, en tant que totalitarisme idéologique, qu'à partir des années soixante. Sur Klein, il y a une anecdote qui en dit long sur la pratique de l'AC : en 1962, Yves Klein vend "une zone de sensibilité picturale", c'est-à-dire de l'immatérialité pure (certains journaux titrent "Klein vend du vent"). Klein fait constater sa "performance" (dans l'AC, il n'est pas question d'oeuvre) par un représentant des musées de France qui authentifie la qualité artistique du "vent" ( ou de l'acte conceptuel, si l'on veut ) en achetant, pour l'institution, l'immatérialité du concept de 14 lingots d'or fin de 10 grammes chacun. Klein, dans un geste de poésie sublime, réalisa alors (si j'ose dire) une seconde "performance" : il jeta à la Seine les lingots (ou du moins la moitié car il avait pris soin d'en garder sept pour lui...).

Écrit par : Alain | jeudi, 03 septembre 2009

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