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samedi, 31 mars 2007

La récapitulation de la littérature

 

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   Pour définir la contrelittérature, nous nous permettons de paraphraser l’explicit des Considérations sur la France de Joseph de Maistre – « Le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution. » – que nous reformulons ainsi : Le rétablissement de la littérature, qu’on appelle la contrelittérature, ne sera point une littérature contraire, mais le contraire de la littérature.
    Cette phrase célèbre de Maistre est une métabole. La métabole est une figure de style, appelée aussi réversion, qui consiste à reprendre, dans la seconde partie d’une phrase, les mêmes mots employés dans la première, mais dans un ordre différent afin d’en transformer le sens ( ex : Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger).
   Parce que le sens de la métabole maistrienne est non seulement rhétorique mais aussi métaphysique, aucune pensée linéaire, aucune dialectique, qu’elle soit « réactionnaire » ou « progressiste », n’est capable de la saisir puisque le renversement formel donne à la métabole une structure circulaire.
   Que nous faut-il entendre par ce terme de « rétablissement » qu’emploie Maistre au début de sa phrase ? Rétablir ne peut signifier restaurer car aucune restauration ne retrouve jamais la perfection de l’original. Il y a, dans toute restauration, une déperdition du sens qui provient de ce qu’elle n’est, précisément, qu’une réaction. Ni la contre-révolution maistrienne ni la contrelittérature ne sont réactionnaires.
   Peut-être devrions-nous comprendre alors « rétablissement » dans le sens de « récapitulation », tel que ce mot est employé dans l’Épître de saint Paul aux Éphésiens (I, 10), où il est dit, qu’à la fin des temps, « tout sera récapitulé dans le Christ ». Par ces mots, la pensée paulinienne suggère pour l’homme, plus que la simple restauration de l’état primordial d’avant la « chute » : par cette récapitulation dans le Christ, l’homme est convié à un retour vers le Centre primordial qui provoque un dépassement métaphysique, ontologique de sa propre condition.
   La contre-révolution, au sens maistrien, serait donc la récapitulation de la monarchie dans le Christ. Quant à la contrelittérature, elle devrait aussi être considérée comme la récapitulation de la « littérature » dans le Christ. Nous voulons parler, évidemment, d’une littérature d’avant la littérature, de même que la monarchie que vise à rétablir la contre-révolution maistrienne ne peut être qu’une monarchie d’avant la monarchie.
   La récapitulation de la littérature dans le Christ signifie une réintégration dans le Verbe de tous les constituants de la langue, de tous les mots, car la conception contrelittéraire du langage est « logocrate », pour citer Georges Steiner. Dans cette vision, la création est la manifestation du Logos, d’un « Verbe onomaturge », pour reprendre l’expression de Joseph de Maistre qui, dans son huitième entretien des Soirées de Saint Pétersbourg, déclare : « Tous les êtres créés prouvent par leur syntaxe l’existence d’un suprême écrivain qui nous parle par signes ».
   Cette langue originelle ou adamique ( celle qu’Adam utilise dans la Genèse pour donner aux animaux leurs « noms véritables ») est la langue solaire du Logos. Le discours de la méthode de la contrelittérature est orienté par cette source divine du langage. On aura compris que, c’est au sens étymologique que nous parlons d’une « méthode » contrelittéraire. La méthode (du grec, méta, « au-delà » et hodos, « chemin ») est une voie de verticalisation, un chemin qui nous mène au-delà.
   Au plan humain, les langues sacrées sont les « dépositaires » de cette langue divine primordiale. L’hébreu biblique, par la filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne, est la seule langue sacrée dont a hérité le monde occidental. C’est donc tout naturellement que la méthode contrelittéraire se réfère au tétragramme hébraïque (YHVH).
   Ce recours au Nom ineffable est une voie pour saisir chaque mot dans sa réelle présence. Lire le Nom de Dieu, veut dire, à la fois entrer en ce lieu, qu’est le Nom de Dieu, et rendre présent ce Nom à l’intérieur de notre cœur. Lire est l’acte par excellence de ce que nous pourrions appeler « l’intelligence catholique ». En effet, le mot « intelligence » dérive du latin intus legere, lire à l’intérieur – et nous prenons « catholique » au sens premier du grec catholicos qui signifie « universel ». L’intelligence catholique, c’est donc la capacité de lire à l’intérieur de l’universel, c’est-à-dire de découvrir, au-dedans de tout mot, le Nom Sacré de Dieu.
   C’est pourquoi la structure circulaire du tétragramme nous apparaît comme le modèle divin de la métabole maistrienne. On trouvera, dans notre Manifeste, un schéma de la structure  circulaire du tétragramme, de ce « circulus divin » qui est la véritable structure absolue, pour reprendre le titre de l’œuvre essentielle de Raymond Abellio.
   Dans l’iconographie médiévale, l’auréole du Christ parousique qui relie l’Alpha et l’Oméga est un exemple de la représentation romane du Nom divin. Dans cette figure, la première et la dernière lettre du Verbe procèdent à un rebouclage du cercle qui provoque le phénomène de la « rétro-action positive », pour employer un terme de la théorie de l’information. C’est-à-dire que l’informateur, l’Alpha, reçoit l’énergie retournée et toujours croissante de sa propre information. On assiste alors à une sorte d’« emballement » qui est le mouvement propre du Verbe créateur, mouvement qui est l’énergie exponentielle de l’Amour ; car le Nom divin est toujours le Nom Nouveau.
   La contre-révolution maistrienne et la contrelittérature pourraient donc être qualifiés de rétro-actionnaires, dans la mesure où la « récapitulation » qu’elles proposent ne peut avoir lieu qu’en le Nom Nouveau de Jésus-Christ, son Nom de Gloire, le pentagramme Yehshouah (YHShWH) – dont nous avons reproduit le schéma dans notre Manifeste.
   La méthode contrelittéraire procède à une transposition du lecteur du dehors au dedans ( et il en est de même pour l’écrivain qui est un lecteur-acteur ) ; ce « dedans » est le lieu du Nom de Dieu où demeure la lumière du Logos et où s’opère un « retournement » de l’âme. Cette démarche s’inscrit dans une perspective « réaliste » qui retrouve la vision réaliste du platonisme et de la théologie mystique chrétienne.
   L’antagonisme de la littérature et de la contrelittérature correspondrait-il alors avec cette tension constante de la pensée occidentale entre le réalisme et le nominalisme, ce que la période médiévale appela la « querelle des Universaux » ?
   Ce que le Moyen-Âge appelle « Universaux », ce sont les Idées innées platoniciennes, les idées générales (comme le Bien, le Mal, le Beau, le Vrai, l’humanité, la divinité ). Selon la perspective réaliste, c’est l’idée d’humanité qui préexiste aux hommes et leur donne forme. S’il n’y avait pas d’archétype de l’homme, les hommes n’existeraient pas. Cette doctrine était résumée par l’expression « universalia ante rem » (l’idée avant la chose). Dans l’optique nominaliste, au contraire, les Universaux n’ont aucune existence, ce sont des « catégories » induites par la pensée humaine à partir des choses. L’espèce humaine, par exemple, n’a pas d’existence en soi, seul les individus, les êtres singuliers, sont réels.  Cette doctrine s’exprimait dans la formule « universalia post rem » (l’idée après la chose).
   On voit que si l’on parle de Dieu, c’est-à-dire de l’idée la plus absolue, la plus noble, de tous les Universaux, les choses commencent à se compliquer sérieusement et l’on comprend que cette querelle des Universaux ne fut pas seulement conceptuelle. C’est ainsi que la preuve ontologique de l’existence de Dieu par saint Anselme, disant que « l’idée de Dieu prouve Dieu », ne pouvait suffire pour les nominalistes. Pour eux, l’Éternel devient une « hypothèse » dont la validité doit être démontrée par des preuves logiques.
   À travers la querelle des Universaux, il s’agit en vérité du problème de l’homme et de son combat spirituel pour l’Âme du monde. Pour le réaliste, le langage provient du verbe divin et les noms ont une valeur réelle, étant les symboles de cette réalité divine. Le nom et la chose qu’il désigne sont, comme l’âme et le corps, deux formes d’une même réalité. Pour le nominaliste, au contraire, le mot, ne renvoyant à aucune réalité transcendante, n’est qu’un flatus vocis, une « émission vocale », un signe arbitraire, dont le corps (le signifiant) est séparé de l’âme (le signifié).
   Dans notre Manifeste, on retrouve les perspectives réaliste et nominaliste à travers tous  les couples de contradictoires qui fondent notre réflexion, que ce soit entre les personnages d’ Œdipe et de Perceval ; entre les mots principes bubérien Je-Cela et Je-Tu ; entre la notion de talvera et la notion d’usura ; entre l’espace et le lieu ; entre le plan et le volume, etc. Parmi tous ces couples de contradictoires, celui entre Jerzy Grotowski et Antonin Artaud pose la question contrelittéraire par excellence, celle de l’immortalité de l’âme humaine, une question qui ne se pose plus à l’homme moderne depuis que le nominalisme en a fait un animal littéraire, c’est-à-dire un être plat et binaire.
   Dans un article célèbre, intitulé « Il n’était pas entièrement lui-même », publié en avril 1967 dans Les Temps modernes, Grotowski avait prononcé cette phrase à propos d’Artaud : «  La civilisation est malade de schizophrénie, de sa rupture entre intelligence et sentiment, corps et âme. La société ne pouvait permettre à Artaud d’être malade différemment ».
   En prononçant ces  paroles, Grotowski se plaçait lui-même dans une optique nominaliste, biopsychique de l’homme, il ne voyait pas combien précisément son jugement était schizophrène lorsqu’il posait l’a-priori  d’une structure binaire, « corps-âme », de l’homme.  
   Si l’on veut en finir avec le jugement schizophène que l’homme binaire porte sur l’homme intégral,  il nous faut remonter au moment où se produit la coupure, la « schize » de la pensée occidentale.
   Le XIIIème siècle marque ce point d’inflexion du passage à la modernité. C’est durant La crise du XIIIème siècle, comme l’a appelée Claude Tresmontant, que la pensée du signe va remplacer la pensée du symbole. C’est alors que l’anthropologie ternaire, « corps, âme, esprit », de la vision réaliste s’efface devant l’anthropologie dualiste, « corps-âme », de l’optique nominaliste. Durant cette période l’avènement de la bourgeoisie coïncide avec l’émergence du roman moderne. L’un et l’autre se constituent avec la dissolution de la dernière communauté européenne, à savoir l’unité médiévale fondée sur le christianisme. Le roman moderne est lié à la transformation de la ville médiévale, à l’irruption de la bourgeoisie sur la scène politique. La tragédie était née avec la cité grecque, le roman moderne émerge avec l’apparition de l’espace urbain, les bourgs à la périphérie des villes sont une extension par « évidement » de leur centre spirituel, une extériorisation vers le monde des échanges commerciaux et financiers. Cet « évidement » du centre spirituel est le processus enclenché par la littérature, ce mot qui, au sens moderne apparaîtra symboliquement, sous la plume de Jean-François Marmontel, en 1787, à l’orée de la Révolution française.
   C’est pour cela qu’il nous faut distinguer le roman moderne de ce que nous appelons le roman « roman », c’est-à-dire le récit épique de la pensée du symbole avec ses différentes variantes (épopées, chansons de gestes, contes et légendes populaires, cycle du roman graalique et courtois).  
   On peut considérer le nominalisme comme le fondement idéologique du roman moderne. Les thèses nominalistes déséquilibrent le système symbolique. Il s’ensuit que ce qui est singulier ne peut pas être universel et, par conséquent, l’accent est mis sur la singularité de chaque chose, dégagée de tout fond transcendantal. À travers le nominalisme c’est la notion de littérature qui apparaît  car le signe est disjonctif ( marquant la séparation de l’homme avec le monde) et s’oppose au symbole qui est conjonctif ( marquant la relation de l’homme avec Dieu).
   Le roman moderne ouvre la voie de la civilisation du signe. Le dédoublement romanesque entre le symbole et le signe est propre au discours de la modernité, de telle sorte que l’on peut considérer toute victoire du roman contre le symbolisme comme une « avancée » de la civilisation dans la direction qu’elle s’est choisie en refusant le platonisme et le christianisme.
   Alors pourquoi la contrelittérature ? Parce que l’idée même de « récapitulation » est l’expression d’une pensée analogique qui ne peut se réaliser que dans une perspective « réaliste ».
   Dans l’histoire spirituelle de l’humanité, le « problème des Universaux » a été résolu par le fait de l’Incarnation de l’Universel fondamental – le Logos – en Jésus-Christ qui est le Particulier fondamental. Par l’Incarnation, le plus Universel des Universaux est devenu le plus Singulier des Particuliers. La récapitulation en Jésus-Christ est le Retour du Particulier à l’Universel. L’élévation du Christ, Verbe incarné, ramène tout ce qui est sur la terre et tout ce qui est dans le ciel à l’Unité.
   Au milieu du champ de la Talvera, se croisent le sillon qui descend et le sillon qui monte. C’est là, au centre de la Croix que l’Esprit retisse les langues en les réorientant vers leur source, c’est là que s’opère le rétablissement de la littérature que l’on nomme contrelittérature ; rétablissement qui n’est pas la restauration chimérique du roman du Graal, cette littérature contraire du Da Vinci Code, mais le contraire de la littérature : la littérature du Sacré-Cœur.
 

(Allocution prononcée par Alain Santacreu lors de la Conférence " La Contrelittérature envers et contre tout ! " du 9 décembre 2006).

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