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dimanche, 02 décembre 2012

La contrelittérature et la langue du sanctuaire (2)

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La gnose du Nom nouveau

 

     Le christianisme est venu apporter autre chose et bien plus qu’une morale : la science de la création de l’humanité nouvelle qui sera réalisée au terme de l’histoire de la Création. La gnose du christianisme est le Christ qui, par sa crucifixion, transmet l’information créatrice nécessaire pour faire passer l’homme de sa condition animale – comme l’écrit Paul[1] – à l’état final d’homme véritable, que Paul nomme « l’Homme nouveau »[2]. La fonction gnostique du christianisme est d’achever la création de l’homme, c’est-à-dire de réaliser sa métamorphose qui est une christogénèse

     Le substantif latin religio ne proviendrait pas, comme on l’affirme trop souvent, du verbe religere, lier, mais de relegere, recueillir, rassembler de nouveau. En cela le christianisme est une religion gnostique – au sens où l’entend Jean Borella – puisqu’il recueille la connaissance du Nom divin dont la transmission avait été interrompue par Siméon le Juste.

     Un célèbre verset de l’Exode (20, 7) nous avertit : « Tu ne prononceras pas le Nom de YHWH, ton Dieu, à faux, car YHWH ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à faux. » Cela concerne le mauvais usage du Nom, utilisé dans un but d’orgueil, d’acquisition de pouvoirs magiques. Le Nom alors foudroie l’usurpateur. Le Nom de Dieu, Symbole des symboles, à un endroit et un envers. Ainsi, le même Nom peut-il produire la vie où faire apparaître la mort selon notre disposition à le prononcer [3].

     Jésus, lui-même, dénonce le mauvais usage de son Nom par ceux qui ne s’intéressent qu’aux pouvoirs qu’il procure : « Beaucoup me diront en ce jour-là [ le jour du jugement ] " Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en ton Nom que nous avons prophétisé ? en ton Nom que nous avons chassé les démons ? en ton Nom que nous avons fait bien des miracles ? Alors je leur dirai en face : " Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité ". » (Matthieu, 22-23). Ainsi, l’utilisation du Nom est-elle incompatible avec une disposition de la volonté humaine qui n’accomplirait pas « la volonté du Père ». 

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     Lors du péché originel, en Éden, le Nom divin qui structurait l’être humain (ha-adam) a été défait. Le christianisme est la religion fondée par Jésus-Christ afin de recueillir de nouveau le nom divin et de le réintégrer dans l’homme. En effet le Nom de Jésus est à l’image du Tétragramme mais avec une lettre supplémentaire insérée en son centre, le Shin. D’innombrables allusions à la capacité salvatrice et transfiguratrice du nom de Jésus, à travers le Nouveau Testament et ses Apocryphes, sont comme autant d’indices sur cette voie fulgurante de la métamorphose qu’est le christianisme. Dans les Actes des Apôtres (4, 12), Pierre déclare : « Il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés ». Et Jean, dans son évangile (17, 26), rapporte ces paroles de Jésus : « Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux ». Paroles qui révèlent un enseignement centré sur le Nom divin et l’Amour qu’il irradie dans le cœur de ceux qui le saisissent.

     Toutefois ce n’est pas uniquement sur le Tétragramme, YHWH, que repose la véritable gnose chrétienne mais sur le Nom de Jésus, le Pentagramme YHShWH [4]. C’est à partir du Shin (ש) que l’homme peut à nouveau saisir le Nom de Dieu. Cette lettre-symbole était déjà insérée dans la périphrase que Dieu donne dans le Buisson ardent pour se définir : «  Ehyeh Asher Ehyeh ». Par le Shin, qui est le symbole de son Incarnation, Dieu se remet à la disposition de l’homme. C’est ainsi qu’il faut entendre ces paroles du futur pape Benoît XVI : « Le nom propre de Jésus dévoile le nom mystérieux prononcé dans le buisson ardent ; maintenant il apparaît clairement que Dieu n’avait pas livré définitivement son propre nom, qu’il avait provisoirement interrompu son discours. Car le nom de Jésus sans sa forme hébraïque contient le mot YHWH, et lui ajoute cette dimension : "Dieu rédime" ; "Je suis celui qui suis" signifie "Je suis celui qui rédime." Son être est rédemption »[5]. Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance avaient bien vu l’importance du Pentagramme[6] mais ils semblent avoir ignoré la valeur opérative du Shin et la Bonne nouvelle qu’il apporte à l’homme : la possibilité de sa déification. 

     Parmi tous les arbres du jardin d’Eden, il y a deux arbres singuliers : «  YHWH-Elohim fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn, 2, 9). Seul l’arbre du milieu, l’arbre de Vie (en hébreu, ‘ètz ha-cHayyim) apparaît comme celui de la véritable gnose, celle de la connaissance du Nom nouveau[7]. La disposition à prononcer le Nom divin ayant été perdue à cause du péché originel, YHWH place pour défendre l’accès à l’arbre de Vie, les Chérubins à l’épée de feu tournoyante (Gn, 3, 24)[8]. On pourrait mettre en relation ce dernier verset de la Genèse avec certains textes de la Philocalie – car les Pères de l’hésychasme ont reçu en héritage la connaissance du Nom – et notamment ce passage sur « La vigilances et la vertu » d’Hésykhios le Sinaïde : « Ne cessons pas de faire tournoyer le Nom de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les espaces de notre Cœur, comme l’éclair tournoie au firmament quand s’annonce la pluie ». 

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     Parmi tous les « problèmes » posés par la gnose et le gnosticisme, celui du rapport de l’écriture à la parole nous semble primordial. La lecture littérale pratiquée par les inspirés de la Torah – dont Siméon le Juste fut le dernier maillon – était littérale au sens propre car elle s’attachait à fonder le « sens », généralement symbolique, du texte sur les lettres mêmes de l’Écriture. Contrairement à la confusion opérée, depuis les prémices de la philosophie grecque, par la métaphysique occidentale, le Verbe, le Logos, n’est pas le son mais le souffle – le Verbe fait homme est engendré par la spiration du Saint Esprit. 

     La critique de la métaphysique logocentrique, centrée sur la parole, de Jacques Derrida dans son ouvrage De la Grammatologie[9], est des plus instructives même si elle ignore les fondements métaphysiques qui reposent sur le rejet de l’Écriture hébraïque[10]. L’abaissement de l’écriture, de la lettre, constitue une origine métaphorique de la pensée dualiste, dans la mesure où l’écriture apparaît comme le corps et la matière, extérieurs à l’esprit, au souffle, au Verbe et au Logos ; et le problème philosophique de l’âme et du corps n’est qu’un dérivé du problème de l’écriture – qui est un problème de gnose. En effet, le rejet gnosticiste de la matière maléfique se retrouve dans cette répression de la violence de l’écriture supposée raturer la présence pleine de la parole.

     L’alphabet hébraïque, l’aleph-beth, avec lequel fut écrite la Torah est constitué de 22 signes graphiques, plus leurs 5 finales, qui servent à la fois de lettres et de nombres[11]. Puisque chaque lettre est également un nombre, chaque mot à une valeur numérique précise. Dans l’écriture sacrée mosaïque, le Nombre en puissance précède le Verbe en acte : le nombre est la face invisible de la lettre ; ce n’est que par la lettre qu’on peut « voir » le nombre, de la même façon que ce n’est que par le Fils que l’on peut « voir » le Père.

     Si rien n’est superflu ni contradictoire dans la Torah, tout graphème est donc l’expression d’une intention divine qui se manifeste précisément dans le choix même des lettres. On peut par exemple déduire des différents psaumes alphabétiques[12] que l’ordre de l’alphabet a été révélé – ce qui revêt une importance capitale car, sans cette révélation, il eut été impossible de connaître la valeur numérique des lettres. La lettre acquiert par conséquent une importance herméneutique essentielle : tout se passe comme si le sens découlait de l’observation du signe écrit. Dans le judaïsme mishnique, par contre, ce n’est déjà plus le cas, c’est la parole exégétique des Maîtres qui, en dernier recours, décide du sens de l’Écriture. Le renversement logocentrique semble donc s’être produit avec la substitution de « la langue des fils d’Adam » à « la langue du Sanctuaire »[13]. La lecture littérale étant occultée, les fidèles de la Torah devront rechercher un sens nouveau du texte et leurs interprétations deviendront alors multiples et contradictoires : la connaissance (da'ath) s'assimilera à l’image de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. 

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     Le Christ, mort sur la Croix est venu rappeler la véritable gnose de l’arbre de Vie[14]. L’incision de son Sacré-Cœur est la rectification immédiate du moment de l’effacement occidental de la lettre qui ouvre l’histoire de la métaphysique logocentrique. Il a dit : « En vérité, je vous le dis, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas une pointe (keraia), ne passera de la Loi (Torah), que tout ne soit réalisé. » Il signifiait par là que la Torah est intangible et que la plus petite lettre, le yod, ou la moindre de ces épines qui ornent la graphie de certaines lettres de l’aleph-beth contiennent en elle- mêmes le fruit de la connaissance[15]

     La langue du sanctuaire est le vecteur de cette dimension de l’écriture que nous avons appelée « contrelittérature ».  La langue des fils d’Adam, qui donne lieu à la littérature, n’acquiert une existence réelle que si elle demeure reliée à cette langue qui la transcende.

(Extrait de Alain Santacreu, Au Coeur de la Talvera, Éditions Arma Artis, 2010, pp. 243-249).

 

NOTES :

[1] Romains 6, 6 ; Éphésiens 4, 22 ; Colossiens 3, 9.

[2] 2 Corinthiens 5, 17 ; Galates 6, 15 ; Éphésiens 2, 15 et 4, 9.

[3] On peut supposer que la décision de Siméon le Juste d’enfouir la prononciation du Tétragramme fut provoquée par la disparition de cette disposition chez les juifs de l’époque hellénistique ainsi qu’à des mesures préventives contre les pratiques magiques auxquelles se livraient, à l’intérieur même du Temple,certaines sectes naasseni, adoratrices du serpent édénique ( de l’hébreu Na’hash, « serpent » ).

[4] Concernant la thématique essentielle du Nom divin, on lira l’ouvrage indispensable de Jean-Marie Mathieu, Le Nom de gloire. Essai sur la Qabale,  Éditions DésIris, 1992 ( plus particulièrement le premier chapitre « Le mystère du Nom ».

[5] Joseph Ratzinger, Le Dieu de Jésus-Christ. Méditations sur Dieu-Trinité, Fayard, Paris, 1977, p. 18.

[6] Ce pentagramme fut mystérieusement « redécouvert » par Johannes Reuchlin (1455-1522) in De arte cabalistica. Il apparaît aussi sur une planche de l’Amphitheatrum sapientiae  aeternae de Heinrich Khunrath (1560-1605) ainsi que, plus tard, dans une composition de l’Œdipus aegyptiacus d’Athanase Kircher (1601-1680).

[7] Grâce à l’article H=5, le mot da’ath ( D chA Th) « nombre » 47 (5 + 42) comme le Pentagramme YHShWH.

[8] Gn, 3, 24.  L’épée, avec le pommeau cruciforme, est le symbole du Tétragramme.

[9] Jacques Derrida, De la  grammatologie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1967.

[10] En s’opposant au « centre » qui est inhérent à « la structuralité de la structure », Derrida efface toute trace de la structure tétragrammatique. En cela le déconstructivisme derridien participe de ce logocentrisme qu’il prétend déconstruire.

[11]  L’hébreu n’a pas de mot pour « lettre », le nom auth signifie « signe », « miracle ». Le verbe hébreu biblique SaPhaR, veut dire « écrire, nombrer, compter et aussi narrer ».

[12] Les Hébreux ont connu les acrostiches, ainsi que le montre l'ordre alphabétique qui se trouve dans quelques cantiques dits « psaumes alphabétiques ». Le psaume se compose alors d'autant de strophes qu'il y a de lettres dans l'alphabet hébreu. Le premier mot de la première strophe ou du premier distique commence par la première lettre (Aleph), le premier mot de la seconde strophe par la seconde lettre (Beth), et ainsi de suite (Psaumes 25, 119, etc.). Parfois ce ne sont pas les strophes, mais les vers ou stiches qui se succèdent en donnant la série complète des lettres de l'alphabet (Psaume 111).

[13] Rabbi Juda le Prince (+175 à +217) dota le judaïsme de la Mishna qui devint l’âme de la Torah. La Torah parla alors comme « la langue des fils d’Adam » et on oublia « la langue du Sanctuaire ».

[14] La tradition dit que la croix fut faite du même bois que celui de l’arbre de Vie.

[15] « Fruit » en hébreu, Ph R Y, nombre 47 comme le Pentagramme Y H Sh W H = 47 ! Manger l'hostie (le fruit de l’arbre de Vie de la Croix) est donc la véritable gnose.

 

     

 

Commentaires

Je tombe sur ce blog un peu par hasard. Sacrée divulgation que ce texte ! Je doute que beaucoup en mesure la véritable portée. Il est ici bien enfoui. Je donne à l'auteur, en guise de remerciements, ces mots de Roland Barthes, restés pour moi énigmatiques, jusqu'à cette lecture : "La parole et l'écriture ne peuvent s'interchanger ni s'accoupler, car ce qu'il y a entre elles, c'est tout simplement quelque chose comme un défi : l'écriture est faite d'un refus de tous les autres langages." J'ajouterai : "Et pour Cause !"

Écrit par : Y.L | jeudi, 06 décembre 2012

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L'auteur vous remercie en tant que lecteur de Roland Barthes.

Écrit par : Alain Santacreu | vendredi, 07 décembre 2012

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