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jeudi, 27 mai 2010

Sur l'état nocturne du monde

 

par Jean-Louis Bolte

 

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Le monde certes est obscur - l'histoire est obscure. Mais cet état obscur du monde est comme fait de deux nuits superposées. Et voici : chacun, librement, peut choisir la nuit qui lui convient. Ceci est le sens de l'histoire, du moins le sens dont chacun se pourvoit. Les nuits, quant à elles, infailliblement, vont à leur terme.

 

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Le dépérissement du péché

 

Le monde est en tension, il est entre deux nuits - et finalement il y a toujours plus ou moins été. Il y a le monde des frères (mais sans père) et il y a le monde des fils, et les deux sont dans la nuit. Ceci est l'état exact du monde. Encore faut-il préciser que ces nuits - ces deux nuits qu'on ne distingue au fond jamais - ces deux nuits font partie de timings différents. Elles ont, ces deux nuits, un fond commun de ténèbres, et là s'arrête leur ressemblance.

La nuit du monde des frères (mais sans père) est une nuit sans retour dans laquelle les frères plongent en riant, dans laquelle ils se précipitent en troupe, avec ferveur et en faisant brûler la flamme de leur briquet. Et cet éboulement immense qui est de leur mouvement même, les entraîne dans le songe foireux de devenir des hommes nouveaux, surhommes, hommes-Dieu, parfaites anthropo-machines, cyborgs qui sait, dans les versions scientifiques que se racontent les technofrères d'entre les frères - ou plus simplement hommes des droits de l'homme en bonne santé, c'est-à-dire jouissant sans ratage.

Pour un frère, mal jouir n'est en effet désormais plus permis, c'est exclu des droits de l'homme. D'où se tire une nouvelle définition de la santé. Les frères ont passé entre eux un contrat de jouissance - un contrat de satiété. Ils se sont crûs plus malins que leurs ancêtres judéo-chrétiens qui avaient jugé que la jouissance devait être classée comme département majeur du mal, et que si elle ratait, en particulier si elle ratait socialement, donnant lieu à toutes sortes de catastrophes et de crimes, c'était par un mystérieux défaut d'être qui ne semblait pas pouvoir se régler rationnellement mais entrer purement et simplement dans un système d'interdits articulé en loi naturelle à accepter comme telle - argument d'autorité qu'on se tenait pour dit.

Aussi a-t-on longtemps considéré que le mal ne peut se dialectiser, qu'il ne peut fournir un négatif et entrer dans le mouvement d'une construction sociale. C'est l'erreur majeure des frères de penser, d'ailleurs plutôt confusément dans l'ensemble, que ce soit possible. Pis encore, c'est précisément ce projet - dialectiser le mal pour en tirer un bien final - que les frères se sont donné comme projet central, stratégique, celui qu'ils considèrent très sérieusement comme capable de structurer leur monde. L'expression « dépérissement du péché » qui apparaît dans la Phénoménologie de l'Esprit [1] comme programme d'absorption et de disparition du mal dans la communauté réalisée (dans l'Histoire achevée) éclaire l'horizon du monde des frères - comme elle a éclairé les aspirations de la fraternité marxiste. Dans le marxisme en effet, la perspective d'une fin de l'Histoire, d'une fin du mal, et donc d'une jouissance disciplinée (dépérissement de l'État, dépérissement de la société de classes, dépérissement des discordes) se combine avec des principes d'application qui utilisent le mal lui-même comme levier dialectique du mouvement historique : précisément la haine de classe comme principe d'alliance politique.

« D'où vient l'unité du camp du peuple ? » demandait Mao-Tsé-Toung dans le droit fil léniniste. Réponse : « De la haine de nos ennemis ». La haine, indisciplinée, indisciplinable, c'est-à-dire à la fin inconnaissable, comme l'est le mal en tant que mal, une fois injectée à Moscou, s'est trouvée rejaillir, avec toute la puissance mauvaise qu'on n'arrive même pas à lui supposer, par exemple à Phnom-Penh, où elle a montré de façon monstrueusement éclatante qu'elle ne différait en rien de celle qu'on a vu s'épanouir dans l'Allemagne nazie.

Tout à coup donc, la plus épouvantable méchanceté est là, disponible depuis toujours, à perte de vue.

 

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Qu'il n'y a pas de savoir du mal

 

Observons que cette conception de la jouissance interdite comme négatif (la question d'un savoir du mal) a interpellé toute une génération de nos intellectuels français qui ont fréquenté Hegel à travers les cours de Kojève ou les commentaires de Jean Hippolyte - mais les plus radicaux de ces intellectuels se sont précisément séparés sur ce point des conclusions hégéliennes.

Bataille par exemple, qui n'a jamais pensé que la jouissance pouvait participer en quoi que ce soit à la construction sociale -  sauf sous sa forme de pur réel, de pure dépense, de don sans contrepartie, tel qu'il en avait exposé l'idéal dans La Part Maudite - mais qu'au contraire elle ne pouvait que ruiner le système. Contre le monde des frères qu'il se représentait sous la figure du système hégélien, il jouait le mal (Sade, l'érotisme, la mort...) comme non dialectisable. Toute son œuvre objecte aux frères l'impossibilité de dialectiser le mal.

Bataille, dont l'athéisme n'était pas convenu comme celui de nos farauds postmodernes, mais conséquent - il se considérait donc tenu par les aboutissants du postulat fraternitaire de hors-christianisme, c'est-à-dire la proscription frappant la Révélation -, Bataille s'était livré corps et âme à la réalité incontournable d'une jouissance prolongée en souffrance sans solution de continuité, bien au fait que le mal dans son illimitation fermée - la forme qui en rend compte est la boucle de Moebius - est strictement continu et non rationalisable. C'est pourquoi, rejetant le terme de faute, il a maintenu celui de péché : « j'ai besoin, disait-il, de ce que la notion de péché a d'infini ». Il en respecta la vérité qui veut qu'entre le mal et l'humain une interface fut toujours nécessaire qui vienne faire la partition, c'est-à-dire qui établisse une négation spéciale (un interdit), pour que le premier ne métastase par trop dans le second. Cette interface, c'est le sacrifice : autrement dit, il a toujours fallu un joint de chair, un tampon de chair pour payer la dette exigée par le mal afin qu'il se tienne tranquille, et ceci jusqu'à ce que le christianisme mette en place le dispositif du sacrifice du Fils mettant fin à la répétition indéfinie de ce prix du sang. Dispositif qui se trouva hors-jeu lorsque vint le postulat de hors-christianisme.

Vint donc ce postulat sur lequel s'est bâti le monde des frères (mais sans père), dont le premier corollaire est que le fraternitaire s'édifie sur la seule logique de la liberté - la volonté s'inscrivant alors dans les coordonnées de la seule raison : nous devons ainsi à Kant, à travers ses deux premières Critiques, la construction rationnelle du basculement de Dieu du plan du réel au plan de l'Idée. Puis dans la foulée, vint le thème de la mort de Dieu, thème hégélien, thème fraternitaire décisif - pour Hegel, il s'agit d'un  « ultime changement de direction » par lequel le sujet passe par un « savoir du mal » pour « parvenir au savoir de l'Etre » - parfaitement au point sur le papier c'est-à-dire dans la Phénoménologie de l'Esprit, c'est beaucoup moins malléable sur le terrain.

« La mort du médiateur [c'est-à-dire du Christ], écrit Hegel, n'est pas une mort seulement du côté naturel de celui-ci [...] mais aussi [de] l'abstraction de l'essence divine. [...] [La mort de cette représentation] est le sentiment de douleur de la conscience malheureuse de ce que Dieu lui-même est mort. Cette formule dure est [...] le retour de la conscience dans les profondeurs de la nuit du Je = Je [2]. »

Hegel, on le sait, n'en restait pas là et poussait sa dialectique jusqu'à la résurrection, résurrection de l'Idée s'entend. Pragmatiques, les frères s'en sont tenus pour le moment au décret de la mort de Dieu. Ils en ont tiré cette conséquence : la dérégulation de la jouissance par la liquidation de la loi naturelle (la loi mosaïque).

Qu'il n'y ait pas de savoir du mal (de la jouissance dérégulée), tient à ceci : la jouissance est la seule véritable chose-en-soi. Ou on la pense et on ne la connaît pas ou on la connaît et on ne la pense pas. Close sur elle-même, on peut la penser mais si on veut la connaître, elle nous entraîne dans sa mort et éparpille notre pensée en petits bouts de cervelle dans tous les coins de sa tombe. Privés ainsi d'un tel savoir et ne le sachant d'ailleurs même pas (n'en voulant rien savoir), les frères restent plongés dans « les profondeurs de la nuit du Je = Je ». Aucune dialectique ne peut boucler le système. Le problème du mal reste en plan et si la fin de l'histoire est bien engagée, c'est dans le désastre.

 

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La nuit fraternitaire

 

La littérature et l'art se sont ainsi trouvés confrontés à ce défi à eux lancé par le monde des frères : que faire avec le mal une fois la mort de Dieu proclamée ? Que faire avec la jouissance sachant qu'il n'y a pas de savoir du mal ? Défi que Nietszche a tenté, si péniblement (dans une obscurité voulue), de problématiser.

Et alors qu'autour d'eux le monde des fils sombrait dans sa propre nuit, différente de la nuit du monde des frères - autrement dit alors que s'estompait de plus en plus la figure de l'interface du Christ, c'est-à-dire du Fils en tant que Fils, les plus fils parmi les frères ont essayé, vainement appuyés sur l'orgueil de leur art, de retrouver le geste primitif, sacrificiel, de l'identification à la jouissance. Bataille, sorte de frère exclu de son propre monde comme on l'a dit, est de ceux qui ont perpétué ce geste de fils, qui ont refait le geste du Fils - quelqu'un qui a dit : me voici. Avec lui, une poignée - Artaud, Soutine, Pasolini, Lacan aussi, le Lacan qui à la fin a dit « j'ai échoué », quelques autres encore, un tout petit nombre en réalité - ont eu cette sorte d'exceptionnelle perversion filiale, se sacrifiant artistiquement au mal. Qu'ils aient échoué est naturel - hors le sacrifice du Fils, aucun sacrifice n'a jamais pu étancher la soif du mal. Qu'ils aient échoué signifie simplement ceci : l'art a échoué, et la littérature aussi.

A ne s'en tenir qu'à la littérature, pas de doute, c'est la fin. Le dictionnaire nous dit que le mot littérature pris au sens des frères apparaît au XVIIIè siècle. En vérité, dans le monde des frères, il n'y a jamais eu de littérature que fraternitaire, littérature exclusive et vaniteuse, née dans la nuit du Je = Je et grandie dans le mensonge d'un savoir du mal. Toute autre dimension, par exemple la Bible, surtout la Bible bien sûr, n'est que tolérée. C'est-à-dire rejetée. Tirée de leur office de ténèbres, ce que les frères ont promu de littérature revient s'y engloutir. Se lève là-dessus ce que nous nommerons contrelittérature, petite promesse encore, mais éclairée par la Bible, contrelittérature au sens où Joseph de Maistre parlait de contre-révolution - soit « le retour à la santé après la maladie ».

Pendant ce temps - ignorant que des artistes et littérateurs ont cherché pour eux, quoique sans illusion, quelque lueur dans leur art - les frères, indifférents et fermés sur leurs misérables et courtes satisfactions, vivent toujours plus profondément cette nuit d'horreur dans laquelle ils sont plongé, qu'ils ont désiré, déjà fort avancée dans sa fin de l'Histoire - nuit à venir encore pourtant, dans son cœur le plus noir, pas encore là mais presque, nuit où le monde des frères doit s'invaginer dans sa bêtise et s'y étouffer enfin.

La misérable stratégie que ce monde a cru devoir, dans sa terrible suffisance, adopter, consiste désormais, hélas, à croire qu'on peut cadrer toute méchanceté dans du droit et s'autoriser à proposer des points forts de la jouissance fraternitaire, des points forts de la haine commune, comme vérité ultime du mal - et par exemple : le Racisme, l'Antisémitisme et la Xénophobie. Ces formes rabâchées et rigides d'éducation civique au rabais, mots fléchés censés énoncer le négatif dans lequel le mal vient se dialectiser, sont supposées devoir contenir la haine générale - la haine de chacun pour tous, à commencer par celle de ses proches, de ses voisins et ainsi de suite. En réalité, depuis que nous ne sommes plus racistes et que nous faisons grand cas de l'étranger, nous haïssons beaucoup mieux nos voisins, c'est-à-dire notre prochain. Point tournant par lequel la nuit du Je = Je devient nuit du Nous = Nous. Là encore, les principes économiques, ici ceux du libéralisme après ceux du marxisme, assurent une sorte d'efficace en dernière instance de la haine fraternitaire - il suffit pour cela de poser l'égoïsme comme socle du fonctionnement des marchés. Plus discrète que la tempête marxiste, il y a là une lame de fond se gonflant lentement des envies et avarices de tous, qui se révélera à la fin aussi violemment mauvaise.

Lorsque Adam Smith, définissant le marché comme rencontre des égoïsmes individuels, trouva pour le figurer son image de la main invisible - et on lui imagine alors cette mine cruellement insensible de l'Anglais se détournant de qui l'ennuie - il désignait au fond la main du mal qu'aucun grand discours contre la xénophobie ou le racisme ne peut contrer, puisque ces discours, comme la plupart de ceux qui traînent sur les droits de l'homme, visent à la fin à ouvrir de nouveaux marchés, c'est-à-dire à répandre la profonde fermeture fraternitaire à autrui - la profonde haine des frères les uns pour les autres. Et donc la nuit que vivent les frères peut-être aussi bien dite économique, au sens où ce que les frères construisent d'économie n'est jamais qu'une économie de la haine, qui, en tant qu'économie du mal, désigne un horizon d'enfer. Les frères, pauvres pantins livrés aux mains mauvaises de la nuit fraternitaire, les frères se sont mis en tête de réglementer l'enfer. Ainsi préparent-ils leur propre disparition.

 

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Les deux nuits mystiques

 

Autre est la nuit des fils. Ce n'est pas que les fils ne soient en train de plonger eux aussi en enfer. Ils y plongent tout autant que les frères. Les frères déconstruisent des millénaires de tradition judéo-chrétienne et les fils suivent ce mouvement - ils y assistent en silence [3] et les dents serrées. De ce point de vue, la nuit des fils est la même que celle des frères. Sauf que cette nuit est pour les frères la fin de l'histoire. Pour les frères c'est fini. Pour les fils au contraire, elle est un temps de l'histoire. Un temps qu'il faut appeler mystique, ce qui est à entendre au sens d'une mutation subjective.

Or, dans ce temps mystique, un nouveau rythme historique déjà nous emporte et il faut y distinguer, c'est tout à fait important, deux phases de nuit - deux périodes nocturnes. C'est qu'il y a deux formes de nuits mystiques : la nuit des sens et la nuit de l'esprit. Ainsi ne sont aujourd'hui plongés dans la nuit de l'esprit que les fils, les filsfraternité, c'est-à-dire au fraternitarien. En quoi consiste cette nuit de l'esprit ? À s'éprouver comme rien, comme déchet total, misérable guenille, source du mal et ainsi de suite - le trou du cul de l'être. Là encore ce n'est pas le bout du chemin, ni la fin de l'histoire. Pour l'instant, laissons la nuit de l'esprit, elle ne nous concerne pas ici - bien que le monde des frères lui-même soit appelé à y tomber, à y plonger en bloc, pour y connaître son terme.

La nuit des sens est différente, la nuit des sens est le lot de tout le monde, frères et fils mêlés. La nuit des sens, c'est la nuit des soucis, de la maladie, du chômage, du désastre, de la mort. Ce qui en fait une nuit mystique, c'est le sens qu'on veut bien lui donner. Ne voir dans cette nuit qu'une « difficulté de la vie », c'est ce sur quoi se constitue le monde des frères (mais sans père) qui juge qu'il n'y a là rien que l'action ne puisse surmonter. De sorte que le pragmatisme hyperactif et réactif des frères exclut la voie mystique.

Et pourtant cette nuit, cette première nuit mystique, n'est pas seulement proposée à chacun, elle est aussi proposée au monde, aux groupes, aux pays, aux nations : ainsi catastrophes, malheurs, guerres et tribulations, qu'il suffirait d'interpréter comme nuit des sens pour s'engager dans un timing historique différent. Las, enchaînés au montage de leur nouveau mode de jouissance, les frères s'obstinent : ils sont pourtant allés si loin dans la voie de la haine et de la suffisance fraternitaire, qu'au fond d'eux-mêmes ils doutent - ils commencent à savoir qu'ils ne pourront parer au désastre, mais mystérieusement ils aiment leurs ténèbres, entraînant pour le moment le grand nombre dans leur choix.

Par contre, devant la nuit des sens, un fils sait clairement ceci : les choses et le monde lui échappent et la gesticulation de l'action n'y peut rien. C'est qu'un fils n'accepte pas le postulat fraternitaire fondamental - il n'accepte pas de rejeter la Révélation, qui s'impose à lui comme fondation de son monde. La vérité de la Révélation l'entraîne dans un impératif de sainteté qui soumet l'histoire, la sienne comme celle de tous, à une phénoménologie mystique. C'est d'ailleurs à travers cette phénoménologie - que les frèresfrères ont déclaré forclos -, c'est donc à travers cette phénoménologie qu'un fils connaît la nature exacte de la nuit qu'il vit. Là s'assoit son réalisme. considèrent comme une exaltation parce qu'elle sort des limites de la simple raison - et pour cause : elle est l'effet d'une dialectique entre la liberté et la réponse du réel, de ce réel qui est révélé (inconnaissable sans cela) et que les frères ont déclaré forclos -, c'est donc à travers cette phénoménologie qu'un fils connaît la nature exacte de la nuit qu'il vit. Là s'assoit son réalisme.

Dans la classification de Sainte Thérèse d'Avila, le chemin mystique comporte sept demeures : la nuit des sens est la quatrième demeure alors que la nuit de l'esprit est la sixième. Que cette classification recoupe, quoique dans des termes différents, celle d'autres  mystiques, comme on l'a montré [4], n'a rien d'exceptionnel, puisqu'elle représente tout simplement le chemin vers la sainteté dont les étapes, malgré l'extrême variété des formes, ont la fixité de structures.

 

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D'une mutation subjective silencieuse

 

Entre la nuit des sens et la nuit de l'esprit, existe donc une cinquième demeure thérésienne que Saint Jean de la Croix appelle « l'union de volonté ». Et voici ce qui nous permet de saisir l'état exact du monde : l'union de volonté est ce qui au milieu de ces nuits se prépare en secret dans le monde crucifié des fils. L'union de volonté est cette gigantesque mutation « subjective » qui se meut doucement dans la nuit.

Mutation à deux faces : le vieux sujet pourri et haineux, autonome et responsable, c'est-à-dire solitaire et malheureux, le Je = Je né du nominalisme et construit par Descartes, tourné et retourné, mâché et remâché par tout ce qui a pu traîner après ça de littérature et de philosophie moderne et contemporaine - ce vieux sujet vient y tomber en poussière, finissant seul et muet comme il l'a toujours été - alors qu'un « sujet » nouveau, couplé, centré non sur la raison mais sur le cœur, un « sujet » échangiste et généreux, n'exigeant pas la réciprocité, encore mystérieux, surgit de cette union de volonté dont nous aurons par ailleurs à décrire les structurations et les expériences.

Ce qui distingue ce « sujet » du vieux sujet fraternitaire, c'est qu'il ne se fonde plus comme je mais comme nous - étant entendu que ce nous n'est pas un Nous = Nous, un nous sous le couvercle comme est celui de la Grande Communauté lorsqu'il lui prend de chanter en chœur en se tenant la main. C'est un nous souple, mobile, singulier, inspiré 5, à la fois prophète et roi, parfaitement contrelittéraire, serviable et souriant - le cœur tout brûlant dans la poitrine [6], et pétri de la lumière d'une autre jouissance. Un Je = Nous.

 

 

(Ce texte, paru dans Contrelittérature - n° 10, été 2002 - a été légèrement réécrit.)

 

 


 

[1] Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit (1807) p. 506, traduction Lefèvre, Aubier, 1991.

[2] Ib., p. 507-509.

 

[3] J'ai écrit « en silence » en 2002, mais ce n'est plus tout à fait le cas en 2010. C’est qu’il y a du nouveau du côté de l’Autre. La dynamique historique des deux nuits s'éclaire en effet aujourd'hui de l'extrême proximité événementielle de ce que nous pouvons nommer, quitte à l’expliciter plus tard dans ces mêmes colonnes, l'avènement de l'Autre. Et l'avènement de l'Autre est l'heure desfils. Cette question est liée – liée quoique distincte – à celle de la septième demeure thérésienne, laquelle abrite ce que Saint Jean de la Croix appelle « le mariage spirituel ». C’est alors dans ce qu’il nous faut nommer, pour notre part, un nouveau mariage spirituel, célébré dans le contexte événementiel de l’avènement de l’Autre, que se joue la formation concrète de ce que nous avons désigné en conclusion du présent texte comme un Je = Nous. Point à expliciter lui aussi. [Note de 2010]

[4] Sur ces questions, la référence incontournable est le traité du Père Marie-Eugène de l'Enfant Jésus : Je veux voir Dieu, Édition du Carmel, 1988. Strict contemporain de Georges Bataille, le père Marie-Eugène assemblait sa somme de théologie ascétique et mystique pendant que Bataille écrivait La Somme Athéologique. Les deux états nocturnes – filial et fraternitaire – y exposaient respectivement leurs racines. Par rapport à ces références datées, les « propositions » athéologiques d'un Michel Onfray sont aujourd’hui de l'ordre d'une répétition bégayée et exsangue – rien à voir avec l'écriture extraordinairement perdue de Georges Bataille. [Note réécrite en 2010]

[5] Sg.7, 22-23

[6] Lc 24, 32.

 

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